C’est une expression qui résonne comme un glas dans l’âme nationale : « Territoire perdu ». Ces deux mots, froids et tranchants, sont devenus le symbole de la descente aux enfers d’Haïti, pays jadis fier de son indépendance arrachée dans le sang et le feu. Aujourd’hui, ils désignent ces zones entières, ces quartiers, ces villes parfois, qui échappent complètement à l’autorité de l’État et tombent sous le joug de groupes armés. Ce sont des morceaux de patrie qui s’effacent de la carte républicaine pour renaître sous la bannière de la terreur.
Une formule importée, une réalité locale
L’expression « territoire perdu » a d’abord circulé dans d’autres contextes géopolitiques, souvent pour parler de régions échappant au contrôle de leur gouvernement central. En Haïti, elle s’impose avec une brutalité unique. À Martissant, à Cité Soleil, dans certains quartiers de Croix-des-Bouquets ou de Delmas, il ne s’agit plus seulement d’insécurité : l’État y a tout simplement cessé d’exister. Ce sont les gangs qui y font la loi, qui prélèvent des « taxes », qui dictent les règles de vie ou de mort.
Plus qu’une occupation, une humiliation
Parler de « territoires perdus », c’est aussi reconnaître, implicitement, une reddition. Haïti, première république noire libre de l’histoire, celle qui a brisé les chaînes de l’esclavage, se voit aujourd’hui incapable de protéger sa propre souveraineté sur des pans entiers de son sol. Cette humiliation nationale dépasse le cadre politique : elle s’attaque à l’essence même de l’identité haïtienne.
Vivre sous occupation criminelle
Dans ces « territoires perdus », la vie quotidienne s’apparente à un interminable supplice. Kidnappings, viols, extorsions, exécutions sommaires : la violence s’y déploie sans filtre. Les enfants grandissent dans un monde où la mort se négocie plus vite qu’un repas. Les familles fuient, laissant derrière elles, maisons et souvenirs, pour recommencer ailleurs — si tant est qu’un ailleurs sûr existe encore dans ce pays assiégé de l’intérieur.
De la perte au sursaut ?
Le constat est accablant, mais il pousse aussi certains à réfléchir à un possible sursaut. Peut-on reconquérir ces territoires ? Avec quelles forces ? Quel projet de société pour remplacer le vide que l’État a laissé ? Certains analystes estiment que la reconquête doit commencer par la justice sociale : donner une vraie alternative aux jeunes livrés aux gangs. D’autres prônent une réponse militaire forte, avec ou sans soutien international.
Mais derrière ces débats, une vérité crue s’impose : tant que la population haïtienne elle-même ne retrouvera pas foi en son État, chaque quartier, chaque rue, chaque maison reste une terre potentiellement perdue.
Une expression appelée à disparaître ?
« Territoire perdu » est une expression que chaque Haïtien aimerait voir disparaître du langage national. Elle ne devrait appartenir qu’aux livres d’histoire, comme un rappel douloureux des erreurs collectives à ne plus jamais répéter. Mais pour que cette disparition soit possible, il faudra d’abord mener une reconquête — une reconquête qui ne soit pas seulement militaire, mais aussi sociale, politique et morale.
En attendant, ces deux mots résonnent encore, comme un cri de honte dans la nuit haïtienne.