Il est triste, désolant et navrant d’avoir à dire adieu à un ami formidable, plus qu’un frère. C’était un homme bon, dont l’humilité et la modestie faisaient de lui un homme rare dont la droiture forçait le respect. Un homme d’exception et profondément humain. Il n’y a pas longtemps, nous nous étions parlé au téléphone. Je lui avais confié que je vivais un exil forcé sur ma propre terre natale, en raison du blocage des routes reliant l’île de la Gonâve à la capitale, contrôlées par les gangs.
Il m’avait répondu : « Reste là où tu es, d’autant plus que je ne dispose d’aucun moyen pour te venir en aide si jamais tu avais un problème. » Puis il avait ajouté, avec sa franchise habituelle, que c’est là le sort réservé à ceux qui choisissent d’assumer le rôle de vigiles intellectuels. Car en politique, on peut avoir raison… et perdre.
Sa mise en garde amicale était appréciable, mais je pense, en tant qu’intellectuel public assumé, avoir le droit de choisir mon combat, d’emprunter ma propre voie, de tracer un chemin pour les désespérés, les abattus ; d’être moi-même, de dire ce que je pense, sans haine, sans jalousie, ni méchanceté ; de m’interroger librement sur les affaires de mon pays. Tout cela n’est rien d’autre que l’exercice d’un droit fondamental : celui de la différence. J’étais loin d’imaginer que ce serait notre dernière conversation. Si j’avais su…
Malgré ta prudence, tu viens d’affronter l’une des attaques les plus terribles, celle qui t’a emporté. Là où je suis, je n’ai pas pu t’aider, et probablement, je ne pourrai même pas te dire un dernier au revoir. C’est une douleur profonde, la même que j’ai ressentie lorsque notre ami commun, Gabriel Fortuné, nous a quittés.
Aux Cayes, ta ville, je ressens chaque jour un peu plus le vide qui se creuse autour de moi, à mesure que tant de belles âmes s’éteignent, l’une après l’autre. J’ai échoué. Je porte chaque jour le poids de cet échec, face à mon impuissance à empêcher tant de drames, tant de calamités qui s’abattent sur ceux qui m’entourent, dans mon environnement le plus proche.
Je me reproche de ne pas m’être engagé plus tôt dans la bataille politique. Peut-être avais-je trop cru à la bonne volonté du monde. J’aurais dû, dès le départ, affronter les démons qui nous font pleurer chaque jour. J’aurais dû, avec d’autres, chercher des solutions aux problèmes auxquels notre pays est confronté.
Tu n’as pas succombé à une maladie. Ce n’est pas ton corps qui a cessé de vivre à cause d’un mal naturel. Ce sont les professionnels de la mort qui t’ont visité et mortellement frappé.
Ta mort, comme tant d’autres, est le résultat de notre complicité active avec les forces du mal. Chaque jour, nous payons le prix de notre lâcheté. De notre silence. Nous avons choisi de vivre avec l’inacceptable et l’inadmissible, qui nous déshumanisent.
La brutalité du mal, comme le disait Hannah Arendt, ne peut être combattue par la fuite ou le silence, mais seulement par l’engagement citoyen.
Tu es parti, malheureux, sans avoir vu la rédemption de notre patrie. Tu faisais partie de ceux qui partageaient avec moi l’idée qu’il faut des élites enracinées dans les régions, capables de prendre en main leur développement. C’est dans cet esprit que tu m’as toujours encouragé à rester à la Gonâve, auprès des miens. Conformément à nos convictions communes, je t’assure que l’histoire à venir sera celle que nous avons voulue. Elle sera la nôtre.
Même si certaines forces, nourries d’idées négatives et contraires à l’intérêt national, s’efforcent d’imposer une gouvernance de malfaiteurs pour soumettre notre République — à travers une nouvelle constitution taillée sur mesure pour un président autoritaire —, ce projet ne triomphera pas. Ils veulent gouverner sans contre-pouvoir, afin que les puissances du monde puissent traiter directement avec un seul homme, sans l’intervention d’aucune autre instance de l’État. Mais nous veillerons à ce que cela n’advienne jamais.
Nous devons combattre ce projet, concocté ailleurs et soutenu par une certaine élite sans foi ni loi, ne visant que l’enrichissement personnel par des actions illicites au détriment de la nation. Il ne possède aucune valeur digne d’être défendue. La nation doit résolument s’engager dans le vent de renouveau qui commence à souffler.
Le Cabinet Le Prétoire, Cabinet d’Avocats, présente ses condoléances émues à la famille Borgat, aux avocats et avocates de la République, en particulier à celles et ceux relevant de la juridiction des Cayes.
Nous attendons que toute la lumière soit faite — sur les faits comme sur les responsabilités — afin que la vérité éclate sur les circonstances de ce crime. La justice doit être rendue. Non pas une justice de façade, faite de paroles creuses, mais une justice véritable, agissante, à la hauteur du drame qui a plongé la République dans une douleur profonde.
Me Borgat, je ne me vois pas prendre part à tes funérailles, car pour moi, tu es vivant — oh oui, bien vivant — dans mon cœur.
En songe et en pensées, notre amitié vivra pour l’éternité.
Sonet Saint- Louis av
Professeur de droit constitutionnel et de méthodologie de la recherche juridique à la faculté de droit et des sciences économiques de l’université d’État d’Haiti.
Professeur de philosophie
Sous les bambous,
La Gonave, le 24 juin 2025.
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