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Chaque mois de juin, entre les rideaux dorés d’un local circonstanciel et les annonces tapageuses dans les médias, le peuple haïtien est invité à célébrer un haut lieu de l’intellect national : la foire « Livres en folie ». Une grande messe du livre où la littérature est mise en vitrine, les auteurs encensés, les dédicaces multipliées. Et pourtant, chaque année, après les applaudissements, les selfies et les rabais, la même question existentielle de Polidor demeure : « Epi ? » Et la réponse tragiquement simple de Pirame revient toujours: « Epi anyen monchè ! » Et nous sommes encore là en toute folie dans dans la pièce « Pèlen Tèt » de Frankétienne.

Comment expliquer ce paradoxe insupportable ? Tant de livres, tant d’auteurs, tant de plumes… pour si peu de transformation sociale. Haïti s’enfonce dans l’abîme, pendant que ses élites littéraires s’enivrent de louanges entre deux cocktails culturels.
Le carnaval des consciences endormies
« Livres en folie » pourrait être un carrefour de réflexion, de mobilisation, un ferment de citoyenneté critique. Mais à force de mettre l’esthétique avant l’éthique, la forme avant le fond, elle devient le miroir d’une élite haïtienne plus passionnée par l’image de la chose que par la chose elle-même. Guy Debord, dans La Société du spectacle, décrivait ce phénomène où la représentation prend le pas sur la réalité. Ce que nous vend « Livres en folie », c’est un spectacle : de l’érudition à la tête bien coiffée, de la pensée emballée sous cellophane.
La trahison des clercs, version créole
Jean Price-Mars, dans La vocation de l’élite, appelait les intellectuels haïtiens à s’enraciner dans la réalité du pays, à servir, non à dominer. Un siècle plus tard, ses appels résonnent dans le vide. L’élite haïtienne — politique, économique, intellectuelle — est souvent caractérisée par l’arrogance, l’inefficacité, l’hypocrisie.
Beaucoup de ceux qui signent des livres à « Livres en folie » ont occupé ou occupent encore des postes de responsabilité. Ils écrivent sur la démocratie, mais gouvernent avec le mépris. Ils dénoncent la corruption, mais nagent dans les eaux troubles des fonds publics. Ils chantent la justice sociale, mais vivent dans des bulles climatisées, loin du peuple qu’ils prétendent éclairer.
Antonio Gramsci, dans ses Cahiers de prison, distinguait l’intellectuel organique — en lien avec les masses — de l’intellectuel traditionnel, enfermé dans sa tour d’ivoire. Haïti regorge de ces derniers : des figures publiques hostiles à la critique, persuadées que leur pensée est évangélique, infaillible. Cette suffisance intellectuelle est une maladie de l’élite haïtienne, un pathogène culturel à fort potentiel destructeur.
Livres en folie, ou l’art de la déconnexion littéraire ?
Pendant que le pays s’écroule, que des enfants sont sans école, que l’insécurité avale les quartiers, les intellectuels se congratulent. La foire devient un rite mondain, un miroir narcissique où chaque auteur vient répéter qu’il a « publié ». Mais à quoi bon publier, si la publication est déconnectée de la réalité ? À quoi bon réfléchir, si la pensée n’engendre aucune transformation ?
Certes, l’écriture reste un acte noble. Mais elle devient cynique lorsqu’elle se dérobe à la responsabilité. Nous ne sommes plus dans la littérature de combat, mais dans la production de prestige. Une littérature de vitrines, non de tranchées.
Et maintenant ?
Il ne s’agit pas de rejeter le livre ni de mépriser ceux qui écrivent. Il s’agit de demander, courageusement, si ce que nous appelons « intellectuel » est encore l’homme ou la femme d’action, d’engagement, de vérité. Il s’agit de réconcilier l’écriture et la cohérence, la plume et le courage.
Et si « Livres en folie » était une grande mascarade ? Ce n’est pas une accusation, c’est une invitation à l’examen de conscience. Si la foire ne sert qu’à vendre, paraître, se montrer, alors oui, c’est une mascarade. Mais si elle veut devenir le levier d’une renaissance civique, alors qu’elle sorte du spectacle pour retourner au peuple, dans les écoles, les places publiques, les zones d’ombres.
« Epi ? Epi anyen monchè ! » Cette phrase, aujourd’hui, résume notre drame national. Reste à savoir si, demain, nous aurons le courage de lui donner un autre sens.
Deslande Aristilde
Vant Bèf Info (VBI)
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