Littérature et exil se croisent dans la trajectoire de « Soleil à coudre », ce roman brûlant de Jean D’Amérique qui, après avoir secoué les lecteurs francophones, s’offre une seconde naissance en allemand. Traduit par Rike Bolte et publié chez Litradukt, il franchit la frontière des langues pour amplifier sa résonance au-delà des terres haïtiennes. Une œuvre qui, tout en restant enracinée dans la fureur et la poésie du créole, explore le chaos d’un monde gangrené par la violence.
La traduction allemande de « Soleil à coudre » n’est pas un simple transfert linguistique, elle est une reconquête. Car les mots de Jean D’Amérique ne sont pas qu’une narration, ce sont des corps qui se débattent, des ombres qui crient, des enfances démembrées et des soleils engloutis. Il faut un art du vertige pour rendre justice à cette prose où « les oiseaux qui bourdonnent dans ma tête sont absolument flippants », où « la nuit vient de nous le dire ». Dans cette tension entre la lumière et les ténèbres, l’allemand épouse la scansion haïtienne, sans jamais en trahir l’âpreté.
Tête Fêlée, la jeune narratrice, surgit dans cette version germanophone avec la même urgence tragique. Son monde est celui d’une innocence saccagée, d’une enfance qui n’a jamais eu droit aux balbutiements. « Être un enfant est terminé quand seule la route nous serre dans nos bras », dit l’Ange de Métal, figure de gang qui façonne les existences comme un forgeron d’enfers. Ce fatalisme trouve un écho puissant en allemand, langue où la dureté des consonnes amplifie la brutalité du récit.
Mais « Soleil à coudre » n’est pas que fureur et éclats de verre. Jean D’Amérique, dans un tour de force, entrelace le sarcasme et l’innocence pour créer une poésie macabre. La traduction doit alors rendre cette dualité, cette oscillation entre le rire et la ruine. « Papa ne se sent vraiment vivant que lorsqu’il frappe », écrit-il. Et l’allemand, avec son économie de mots, accentue cette sécheresse implacable. « Ich schlage, also bin ich ». « Je bats, donc je suis ». Un Faust inversé, une philosophie du poing qui traverse les pages comme un ouragan. Elle ne s’oppose pas forcément à Descartes qui affirmait le fait de penser, c’est d’etre. L’auteur expose ses défis quotidiens dans un monde saturé d’hommes, cependant qui contient peu d’humains.
L’errance de Tête Fêlée est aussi une quête de mots, un besoin d’écrire pour survivre. Pourtant, son père méprise la littérature. « Si vous deviez donner autant de coups de poing que de mots, certains des connards que vous préféreriez faire taire auraient une tête de moins ! » Ce rejet de l’écrit, si présent dans le livre, résonne différemment en allemand, où la culture du texte et de la pensée est une tradition ancrée. Il en résulte un paradoxe fascinant : la langue qui accueille le roman est précisément celle qui aurait pu l’étouffer dans la bouche du père.
La traduction est une lutte contre l’intraduisible. Certaines images de Jean D’Amérique ne se laissent pas capturer sans résistance. Que faire, par exemple, de cette scène où la lumière électrique est comparée à une aumône ? « On ne compte pas tous les jours sur l’électricité, c’est rare, il y a une absence chronique comme celle des pères. »
C’est dans ce défi que réside la beauté de cette entreprise éditoriale. Litradukt, en publiant « Soleil à coudre », ne se contente pas d’importer une œuvre ; il ouvre un pont. Un passage entre Haïti et l’Europe, entre une parole marginale et un lectorat qui, peut-être, découvre ici un monde insoupçonné. Car la littérature haïtienne, souvent méconnue hors des cercles spécialisés, s’impose ici dans toute sa violence lyrique.
Les critiques allemandes ne s’y sont pas trompées. « Jean D’Amérique donne au peuple haïtien une voix qui devrait être entendue bien au-delà des frontières du pays », écrit Ute Pappelbaum. Loin de tout fait misérable, « Soleil à coudre » offre une plongée sensorielle, un voyage où l’esthétique et le politique se confondent. Chaque phrase semble sculptée dans l’urgence, chaque métaphore porte la trace d’une brûlure.
Il faut voir dans cette traduction un acte de résistance. Face à l’effacement, face au silence, la langue allemande devient un refuge paradoxal, une terre d’asile pour des mots en exil. Dans les pages du livre, Tête Fêlée tente d’écrire à celui qu’elle aime sans jamais y parvenir. La traduction, elle, accomplit ce geste : elle écrit, elle transmet, elle empêche l’oubli.
Et lorsque Jean D’Amérique entamera sa tournée de lectures en Allemagne, ce sera plus qu’une simple présentation. Ce sera une confrontation entre deux imaginaires, un dialogue entre l’exil et l’accueil, entre le vacarme de Port-au-Prince et le silence feutré des salles de lecture européennes. À travers « Soleil à coudre », c’est Haïti qui parle, qui hurle, qui refuse de s’effacer.
Ainsi, cette traduction n’est pas une fin, mais un nouveau départ. L’allemand, avec sa rigueur et sa densité, donne une autre respiration aux mots de Jean D’Amérique. De Port-au-Prince à Berlin, de la violence à la poésie, « Soleil à coudre » continue son voyage, preuve que la littérature est un territoire qui refuse les frontières. La littérature… c’est un monde angélique.