La prise d’assaut de Martissant, le 1er juin 2021, a marqué un tournant décisif dans l’histoire contemporaine d’Haïti. Ce jour-là, les groupes armés ont ouvert une nouvelle ère de violence et de conquêtes territoriales qui, quatre ans plus tard, plongent toujours le pays dans une spirale de chaos. Officiellement qualifiés de « territoires perdus » depuis mars 2023, ces espaces échappent désormais à tout contrôle étatique. Vingt-huit zones, dont vingt-cinq situées dans le département de l’Ouest, sont devenues des bastions de groupes criminels lourdement armés.
Le coût humain est tragique : plus d’un million de déplacés internes, 4 716 assassinats, 136 policiers tués ou portés disparus, et 3 363 enlèvements recensés. Les conséquences de cette dérive sont d’autant plus alarmantes que plus de 700 institutions publiques et privées ont été contraintes de fermer ou ont été détruites. La faillite sécuritaire est manifeste, nourrie par des complicités politiques et administratives, et aggravée par un désengagement prolongé de l’État face à la montée des violences.
Face à cette hégémonie criminelle, la récente désignation de ces groupes comme « organisations terroristes internationales » par les États-Unis, le 3 mai 2025, constitue une reconnaissance formelle de la gravité de la situation. Toutefois, cette déclaration, bien que symboliquement forte, ne pourra produire d’effet réel sans mesures concrètes, durables et multilatérales. Haïti risque sinon de basculer définitivement dans une zone totalement contrôlée par des groupes terroristes, y compris au sein même de ses institutions.
Le recours envisagé à la firme de sécurité privée Academi (ex-Blackwater), révélé par The New York Times, suscite inquiétude et débats. Si cette option peut offrir un appui tactique à court terme, elle nécessite des garde-fous stricts : un mandat clair, des règles d’engagement respectueuses des droits humains, et des mécanismes robustes de contrôle et de responsabilité. Le passé controversé de Blackwater, notamment son implication dans un massacre à Bagdad en 2007, impose une vigilance absolue.
Toute solution sécuritaire doit s’inscrire dans une réforme structurelle de l’appareil d’État. Cela suppose une révision urgente de la loi régissant la Police nationale, la création d’une unité anti-gangs spécialisée, l’augmentation significative des effectifs policiers et militaires, ainsi que la levée de l’embargo sur les armes imposé après le coup d’État de 1991. À cela s’ajoute le besoin d’un soutien logistique, aérien, maritime et terrestre, pour mener des opérations de grande envergure.
En parallèle, une politique de réinsertion sociale est indispensable pour freiner le recrutement des jeunes par les gangs. Des programmes d’accompagnement, une structure dédiée à la réhabilitation des enfants enrôlés, et une offre de reddition sécurisée pour les membres de gangs souhaitant déposer les armes doivent être mis en place. Le combat ne se gagnera pas uniquement sur le terrain militaire, mais aussi par la reconquête du tissu social.
Enfin, la justice doit retrouver son autorité. Un task force judiciaire exclusivement dédié aux affaires criminelles permettrait de désengorger les tribunaux et d’assurer une réponse pénale rapide et dissuasive. Sans une justice forte et accessible, les efforts sécuritaires resteront vains. Haïti ne peut se permettre de rester l’otage de ses démons passés : il est temps d’agir avec lucidité, fermeté et cohérence.